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Portus Adurni était l’un des forts construits jadis par les Romains sur la côte saxonne, comme les Bretons avaient fini par la nommer. Les dernières légions romaines avaient quitté la Bretagne soixante ans auparavant pour endiguer le flux barbare sur le continent. Rome avait sacrifié son ancienne conquête. Seuls les remparts témoignaient d’un passé déjà à demi oublié.
Ce fut ce qui frappa Azilis. Condate ou Abrinca étaient romaines, même avec des miliciens étrangers. Ici, la plupart des hommes portaient les cheveux longs, parfois nattés pour retenir les mèches rebelles, parfois décolorés comme ceux de certaines femmes. Braies et tuniques étaient criardes et multicolores. De Rome, tout semblait oublié depuis longtemps.
Dans la salle de l’auberge où ils étaient descendus, elle n’entendit pas un mot de latin. Les mines étaient sombres, tendues. Les conversations roulaient en murmures inquiets parfois secoués d’un éclat de voix nerveux. Azilis identifiait des mots et des morceaux de phrases : « Angles… Saxons… Rejoints par les Pictes… Réunion des tribus… Les Scots ? Constantinus… Ambrosius… Arturus… »
Elle se souvint des paroles de Murra avant qu’ils ne se quittent : « Vous avez choisi le bon moment pour la traversée ! Les Saxons sont sur le pied de guerre. Ils ont mieux à faire que d’attaquer les navires ! »
— Je me demande si Aneurin aurait trouvé son île changée, murmura-t-elle.
— Sûrement différente de la Bretagne de ses rêves, répondit Kian.
Une vague de fatigue et de désespoir s’abattit sur elle. Elle se sentit soudain impuissante et vulnérable.
— Il me manque, avoua-t-elle d’une voix tremblante. Terriblement. Je me sens perdue.
Il lui lança un regard énigmatique.
— Il me manque aussi.
— Tu sais, ces Bretons… J’ai parfois du mal à les comprendre. Ils n’ont pas le même accent que maman ou qu’Aneurin, qui venaient du nord. Ils utilisent des mots que j’ignore.
— Tu t’habitueras. Moi, je ne fais pas la différence. Mais je suis sûr que je peux commander un deuxième verre sans problème. On trouve toujours un moyen de communiquer pour les choses importantes.
— Je n’ai pas envie de plaisanter, Kian. J’ai l’impression que nous n’arriverons jamais à rencontrer Ambrosius, ou qu’il nous prendra pour des fous et se moquera bien de Kaledvour. Pourtant, si tu savais à quel point il a besoin de la magie de cette épée !
Elle lui raconta son entretien avec le Saxon et conclut :
— On n’arrête pas un peuple en marche. Les Romains n’ont pas pu arrêter les Wisigoths quand ils ont envahi la Gaule. Et l’armée d’Ambrosius n’est pas l’armée romaine ! C’est une cause perdue, avec ou sans Kaledvour.
Kian la foudroya du regard et tonna :
— Je t’interdis de dire cela ! Moi, j’ai juré à Aneurin de porter l’épée à son roi et je le ferai. Cause perdue ou pas.
Des regards se braquèrent dans leur direction. Elle connaissait par cœur les bouderies et remarques ironiques de son compagnon, mais jamais elle n’avait subi sa colère.
Elle baissa la tête, pétrifiée.
— Tu as raison. Je suis pusillanime.
Il eut un de ses rires brefs – habituels, ceux-là.
— Tu t’inquiètes de mal comprendre ces Bretons mais moi, j’ai l’habitude d’entendre des mots inconnus ! Avec toi, ça m’arrive tout le temps. Pusillanime !
Elle se mordit la lèvre, désarçonnée. La colère de Kian l’avait surprise mais, bizarrement, rassurée. Elle avait été aussi implacable que brève. Ses plaisanteries également lui réchauffaient le cœur. Autour d’eux, on les avait déjà oubliés. Elle lui sourit.
— C’est la première fois que tu m’interdis quelque chose.
— Non. Je t’avais aussi interdit de te baigner dans cet étang. Et tu avais menacé de me faire fouetter et envoyer aux carrières. Tu ne t’en souviens pas ?
Cette fois elle rit aux éclats.
— J’ai dit ça, moi ? Je devais être très en colère !
— Très… Très belle aussi.
Il avait prononcé les derniers mots avec hésitation. Elle se leva.
— Cette fois je t’écouterai. Allons nous coucher. Demain nous devrons partir à l’aube si nous voulons atteindre Venta Belgarum avant la nuit. Prions pour que le dortoir ne soit pas envahi de ronfleurs !
— La Vierge exauce les jeunes filles chastes.
— Et ne blasphème pas !